En début d’impro, la rudesse n’existe pas


Et BIM!

Quand on débute la pratique de l’impro, et en particulier quand on se prépare à jouer des matchs, on commence par nous apprendre à fuir les « rudesses » qui consistent à imposer aux partenaires sur scène un personnage ou une action donnée. C’est vrai, il est très important de laisser un espace de jeu à ses partenaires, et de maintenir l’écoute et la bienveillance entre les comédien.ne.s sur scène !

Mais vouloir fuir la rudesse peut malheureusement conduire à des incompréhensions, des blocages ou des contresens, qui pourrissent pas mal de débuts de scènes, voire des scènes entières !

Je voudrais profiter de cet article pour développer deux messages :

  1. très souvent, il n’y a pas de rudesse dans l’impro, et en particulier dans les premières secondes ;
  2. trop souvent, on appréhende mal le principe du « oui et » et de la construction collective des scènes.

Once upon a time in a match

Pour bien comprendre ces mécanismes, on va partir d’une scène typique de match d’improvisation, que nous avons sans doute toustes déjà vue ou vécue au moins une fois : imaginez…

ARBITRE : « IIiiimmmprrrovisation MIXTE, ayant pour thème « EXPÉRIENCE VERS L’INFINI », catégorie LIBRE, nombre de joueurs illimité, d’une durée de 3 MINUTES. Caucus ! »

(Le compte-à-rebours de 20 secondes commence)

COACH ÉQUIPE A : « OK, euh, alors, tu es un savant fou, qui a préparé une expérience, mais ça va mal tourner et ton cobaye sera réduit à l’infiniment petit. Allez GO ! »

COACH ÉQUIPE B : « Alors, tu es un cosmonaute, et tu as été envoyé dans une navette spatiale à la frontière de l’univers connu, pour voir s’il est vraiment infini ou pas. Allez GO ! »

(Sifflement de l’arbitre, les joueurs entrent sur scène)

JOUEUR A : « AAAAAHH mon cher disciple ! Te voilà ! Parfait, nous allons pouvoir commencer l’expérience ! »

JOUEUR B : « Euuh oui je… »

JOUEUR A (s’approche et pose sa main sur l’épaule du joueur B) : « Aujourd’hui est un grand jour, disciple ! Nous allons repousser les limites du savoir connu !!! »

JOUEUR B : « Eh oui, un jour historique… »

JOUEUR A : « BIEN ! Tu es prêt pour l’expérience ? »

JOUEUR B : « Oui.. »

JOUEUR A : « Excellent ! Le moment tant attendu est arrivé… Installe-toi devant le désintégrateur de particules ioniques à propulsion quantique ! »

JOUEUR B : « OK, là ?.. »

JOUEUR A : « Je finalise les derniers réglages… Voilà ! C’est le moment, tire le levier, disciple ! »

(Le joueur B mime le tirage d’un levier)

JOUEUR A : « PAR LE BOSON DE HIGGS !! Que se passe-t-il ?? Le taux de polarisation est anormalement élevé !!! Disciple, réponds-moi ! »

JOUEUR B : « Professeur, je vous jure que ce n’est pas moi !.. »

JOUEUR A : « OH MON DIEU !!! Mais vous rapetissez à vue d’œil ! Que se passe-t-il ??? » (regarde vers les pieds du joueur B)

JOUEUR B (regarde vers le haut du joueur A) : « Professeur, professeur, au secours ! »

[ etc etc. Sifflement de l’arbitre, appel aux votes. Le point revient à l’équipe A ].

Merci les stock photos

Une mauvaise interprétation de ce qu’il s’est passé serait, selon moi :

  • le joueur A a été trop rude, il a imposé son histoire au joueur B, qui n’a pas pu recaser son caucus et a dû se contenter de suivre le « lead » ;
  • le joueur B aurait dû davantage s’imposer pour influer sur l’histoire, en reprenant son caucus (par exemple préciser que l’expérience consistait à aller dans l’espace aux confins de l’univers, ou jouer jusqu’au bout son rôle de cosmonaute).

Pour moi cette interprétation est fausse. Tout d’abord, parce que le joueur A n’a pas fait de rudesse ! En fait, de manière générale, je pense qu’il ne peut pas y avoir de rudesse en début d’impro

Attention, ne nous méprenons pas: premièrement, la rudesse existe et doit être sanctionnée. Quand il y a atteinte à l’intégrité physique ou morale de l’autre, cela constitue un cas d’abus à combattre et prévenir (cf. ma série précédente d’articles consacrée au consentement). Il y a également des cas où un.e comédien.ne sature l’espace scénique de ses paroles et de ses actes sans laisser ses camarades développer leur jeu, ce qui est condamnable. Dans le cadre de l’article, on suppose qu’interagissent des individus bienveillants et bénévolents, ce qui – heureusement- constitue la majorité des situations. Dans ce type de contexte, donc, pour moi il ne peut pas y avoir de rudesse en début d’impro. Toute information ou précision de relation emmenée sur scène par un.e improvisateurice est un cadeau pour l’autre.

Deuxièmement, je sais que mon interprétation est complètement subjective et peut faire débat (plusieurs ami.e.s m’ont dit être d’un avis complètement opposé). En effet, beaucoup d’improvisateurices considèrent que l’esprit du match, et même au-delà de cela la beauté du match, réside dans le fait d’admirer la façon dont deux personnes qui entrent sur scène avec des visions radicalement différentes d’un même thème arrivent à construire une narration commune en quelques minutes. Je comprend tout à fait la noblesse ou l’intérêt que l’on peut y trouver… sur le papier. Dans les faits, je pense que cette approche de l’improvisation mixte favorise des débuts de scènes vasouilleux et la négociation entre comédien.ne.s, et donc amoindrit l’intérêt artistique du spectacle. Même si j’aime le format match, sa philosophie globale et sa contribution aux rencontres entre troupes d’impro, je n’aime pas le caucus en mixte et je consacre les 20 secondes à me mettre en énergie avec le groupe, pas à définir une interprétation du thème. Je préfère clarifier cela d’emblée, pour que vous compreniez mon approche et puissiez prendre du recul avec les interprétations qui suivent, qui sont, encore une fois, tout à fait subjectives.

Ceci étant posé, donc, pour moi, si on impose à l’autre improvisateurice un personnage dès la première réplique (« maman », « capitaine », « Monsieur le plombier »…), il n’y a pas de rudesse. Au contraire. Si on veut voir une histoire intéressante sur trois minutes, il faut justement préciser très rapidement le contexte et les relations entre les personnages ! Voir deux comédien.ne.s se tourner autour pendant une minute fait perdre un temps précieux, perdu pour l’histoire. Donc en l’occurrence, j’estime que le joueur A a fait ce qu’il fallait faire.

La rudesse intervient quand quelqu’un enlève quelque-chose à l’histoire, pas quand il y ajoute quelque-chose.

Reprenons l’exemple du début, avec une petite variation, pour bien faire la différence :

JOUEUR A : « AAAAAHH mon cher disciple ! Te voilà ! Parfait, nous allons pouvoir commencer l’expérience ! »

JOUEUR B (mime quelqu’un qui flotte dans l’espace): « Crrr… De quelle expérience me parlez-vous, Jenkins ? Je vous entends mal, je suis actuellement connecté depuis la station spatiale internationale ! »

(Avouez, on a tous déjà « subi » ce type de début de scène mixte en match d’impro…)

Mission accomplie!

Ici, c’est clairement le joueur B qui commet une rudesse : au lieu de tenir compte des informations données à l’instant par son partenaire de jeu, il recrache son coaching, en annulant ce qui vient d’être présenté sur scène. On va donc devoir se fader une ou deux fastidieuses minutes où les improvisateurs vont péniblement tenter de raccrocher les wagons… Au détriment de l’histoire, des relations… du théâtre, tout simplement. C’est un exemple typique de « non » adressé par un comédien à son partenaire, et que l’on fuit à juste titre. Certains pourront penser faire du « oui, et » (je pars de ce qui a été dit et j’ajoute mon grain de sel), alors qu’en réalité ils vont à l’encontre du cadre posé et rendent la scène brouillonne. Le joueur B pouvait certes tout à fait jouer un cosmonaute, car ça pouvait coller avec la relation maître/disciple posée par le joueur A. Mais nier « l’expérience », la relation maître/disciple établie par l’autre et/ou nier le fait que les deux personnages sont l’un en face de l’autre, c’est une erreur.

La grosse difficulté des improvisations mixtes en match tient dans l’existence de coachings souvent très éloignés l’un de l’autre, deux interprétations d’un thème que l’arbitre choisit souvent pour ses multiples clés de lecture. Le risque étant, alors, de tomber dans la négociation. En version débutant, on voit deux personnages négocier leurs objectifs (et, franchement, c’est chiant): « Ok on va délivrer la princesse, mais tu m’aideras à récupérer les fleurs magiques en chemin ? » Avouez, vous l’avez déjà entendu trop de fois ce type de réplique…

En version plus avancée, on peut voir deux comédien.ne.s négocier l’enjeu de la scène: on rajoute des éléments d’intrigues et des rebondissements, au lieu de choisir rapidement un (en)jeu de la scène et de le creuser ensemble. Et ça aussi, c’est chiant, parce que ça empêche d’aller dans l’émotion et les relations. Il s’agit d’un « oui, mais », que l’on veut aussi éviter.

Les scènes courtes, en impro, sont par définition eh bien… très courtes. Ne vous laissez pas embobiner par le mantra traditionnel du public qui crie « Trois minutes ? Oh la la, c’est long ! ». Trois minutes, c’est hyper court, donc la dernière chose à faire, c’est bien de tergiverser. Il faut trancher tout de suite, et aller au plus simple. On vous a coaché pour être un cosmonaute et votre partenaire vous désigne comme étant un gladiateur romain ? Ne vous prenez pas la tête à inventer un voyage interstellaire spatiotemporel vous ayant téléporté dans la Rome antique après un vol Apollo qui tourne mal. Ça serait 1) tiré par les cheveux 2) hyper indigeste à caser dans une scène courte. Allez donc à l’essentiel ! On dit que vous êtes un gladiateur ? Vous êtes un gladiateur ! C’est ça l’impro ! Et dans le public, les gens ne manqueront pas de remarquer — et d’admirer — le fait que vous ayez accepté et intégré en un clin d’œil la proposition de votre partenaire, sans vous démonter une seconde. L’admiration en sera décuplée si le public a repéré votre mime de cosmonaute en apesanteur en début de scène, il se dira « ouah iel ne s’est pas laissé.e désarçonner et a immédiatement suivi l’autre ». Dès lors, pour le public, le héros de la scène, ce sera vous (lea comédien.ne), quel que soit le personnage joué dans l’histoire.

Mais revenons à l’exemple de scène présenté au début de l’article. Un membre de l’équipe B pourrait faire remarquer que le problème résidait surtout dans le peu de marge de manœuvre laissée au joueur B par le joueur A, qui a drivé toute l’improvisation et monopolisé la parole. La rudesse résiderait donc avant tout dans cette occupation de l’espace de jeu, et non dans le début de la scène lui-même. Le principal problème résidant dans le fait que le joueur A dicte au joueur B tout ce qu’il est censé faire. C’est effectivement une attitude à éviter, car elle retire beaucoup de possibilités de jeu à l’autre. Si vous le voulez, relisez-le déroulé de la scène et faites-vous votre opinion. Je sais que pas mal d’ami.e.s seraient effectivement d‘avis qu’il y a eu rudesse à cause de cela.

Eh bien moi, j’ai quand même tendance à penser qu’il n’y a pas eu de rudesse de la part du joueur A. Il a occupé un espace laissé vacant par le joueur B, qui n’a pas été en mesure de nourrir la scène et trouver sa place. Le joueur A est resté dans l’écoute, il n’a rien annulé, rien nié, juste occupé un espace laissé vacant. Dans ce genre de situation, le comédien B est désarçonné par la proposition initiale de son partenaire, et n’arrive plus à se concentrer sur le jeu et la scène. Il a son esprit qui carbure à 100 à l’heure pour essayer de trouver une idée qui « sauve la scène », ou lui permette de revenir dans le jeu. C’est compréhensible mais c’est une erreur, il n’a justement pas à trouver d’idée, puisque son partenaire vient de lui en apporter une sur un plateau ! L’erreur est encouragée par le décorum du spectacle match, qui est centré sur la confrontation de deux équipes et valorise les performances individuelles avec les étoiles. On peut avoir tendance, dans ce genre de spectacle, à raisonner en termes d’attaque/contre-attaque, proposition/contre-proposition. Comme dans une partie d’échecs : il avance un pion, je sors mon cavalier, etc. Donc quand mon partenaire donne un gros élément de la scène, à savoir en l’occurrence « c’est une relation maître-disciple », on peut se demander « quel élément apporter pour contrebalancer ? Quelle idée apporter pour montrer qu’il n’est pas le seul à faire le boulot ? ». Je le redis et je le redirai mille fois si c’est nécessaire, il n’y a rien à contrebalancer. Quoi qu’il arrive, si on est deux sur scène, on apportera tous les deux quelque-chose, quoi que l’on fasse, et quel que soit le premier à « dégainer » ou à « conduire ». Une scène d’impro, c’est de la danse, pas un match de boxe ou une partie d’échecs.

Essais de match-fiction

Reprenons la scène : comment le joueur B pourrait « exister » face au joueur A qui arrive avec une proposition forte dès la première réplique ? Il y a mille manières de le faire ! Le point commun de ces différentes options est 1) d’accepter pleinement les infos apportées par le partenaire 2) de se concentrer sur le jeu (jeu d’acteur, jeu de la scène). Le reste se fait ensuite tout seul. C’est en cela que doit consister le fameux « oui et ».

Voyons quelques exemples :

Option 1 : jouer à fond le disciple admiratif

JOUEUR A : « AAAAAHH mon cher disciple ! Te voilà ! Parfait, nous allons pouvoir commencer l’expérience ! »

JOUEUR B [intègre immédiatement le rôle, se courbe en quatre, façon bossu, et fait une grimace pour signaler visuellement qu’il est un sous-fifre du personnage A, un peu en cliché d’Igor dans les comédies films d’horreur] : « Ouii maîître ! Enfin !… Vos efforts ont payé ! Le mooonde saura reconnaître votre génie ! »

JOUEUR A : [s’approche et pose sa main sur l’épaule du joueur B, l’air visiblement très satisfait] : « Oui disciple !Aujourd’hui est un grand jour… Nous allons repousser les limites du savoir connu ! »

JOUEUR B [s’agite, toujours courbé, en se frottant les mains] : « Vers l’infini, et au-delà ! »

JOUEUR A : « Le moment tant attendu est arrivé… Installe-toi devant le désintégrateur de particules ioniques à propulsion quantique ! »

JOUEUR B [extatique] « Oui maîître ! Aaah, le BOUTON ROUGE !! Enfin ! Je vais pouvoir appuyer sur le BOUTON ROUGE ! Mwahahahaha ! » [tape dans ses mains]

JOUEUR A [lève un sourcil] : « Oui, hmm.. Bon. Calme-toi, disciple. Tu vas pouvoir appuyer sur le bouton rouge. Mais à mon signal. »

JOUEUR B [contient son excitation] « Ouiiiiii hihihihihi… le BOUTON ROUGE !!! »

JOUEUR A : « Un moment disciple !Je finalise les derniers réglages… Voilà ! C’est le moment, appuie sur le bouton ! »

[Le joueur B fait mine d’appuyer sur un bouton, avec un plaisir certain]

JOUEUR A : « PAR LE BOSON DE HIGGS !! Que se passe-t-il ?? Le taux de polarisation est anormalement élevé !!! Disciple, réponds-moi ! »

JOUEUR B : « J’ai appuyé sur le bouton rouge, maître ! C’est fait, enfin ! Je me sens… différent ! »

JOUEUR A : « OH MON DIEU !!! Mais vous rapetissez à vue d’œil ! Que se passe-t-il ??? » (regarde vers les pieds du joueur B)

JOUEUR B [regarde vers le haut du joueur A, avec une voix aigüe] : « Je pars à la conquête de l’infiniment petit, maîîître ! »

JOUEUR A [Fait semblant de prendre quelque chose entre le pouce et l’index et le regarder attentivement] : « C’est prodigieux ! »

JOUEUR B [mime comme s’il était soulevé par une main gigantesque ] : « Je vais enfin pouvoir vous aider avec vos problèmes de Cérumen, maître ! »

(J’assume moyen cette blague cracra, mais bon c’est ce qui est venu au moment de l’écriture. Je la garde par souci de réalisme !)

La tentation

Je ne sais pas si l’issue du vote du public aurait été différente, mais on peut quand même faire plusieurs constats :

  • le joueur A a gardé 1) le même personnage, 2) les mêmes idées, 3) les mêmes répliques, 4) la même énergie que dans le déroulé de base ;
  • pourtant dans cette version, le joueur B prend plus de place, nourrit la relation, il apparaît moins en retrait et moins « à la remorque » de l’histoire ;
  • pour autant, le joueur B n’a quasiment pas apporté de nouvelle « idée » à l’impro : il s’est contenté d’accepter totalement le contexte de départ, et a ajouté un point de vue (enthousiasme) une présence physique (en s’appuyant sur un cliché, le « Igor », pas eu besoin d’être très original), un petit gimmick/jeu de la scène (l’obsession du bouton rouge) et une petite blague une fois l’histoire lancée et le rebondissement installé (le cérumen) ;
  • le fait d’avoir fait un personnage marqué et engagé a « nourri » le joueur A : ce dernier a pu réagir et avoir des interactions plus riches : tempérer l’enthousiasme du disciple, apparaître flatté par les louanges de ce dernier, etc… Le jeu du joueur B a amélioré le jeu du joueur A.

Donc, encore une fois, en acceptant le contexte sans se poser de questions, et sans se donner la peine de « chercher des idées », le joueur B a pu avoir une meilleure présence dans la scène, et globalement a rendu la scène plus vivante. On a ici un exemple assez basique de l’approche « oui et », qui donne une situation « win/win ». Mais attention, « oui et » ne veut pas forcément dire que le personnage dit oui à tout…

Testons une autre hypothèse :

Option 2 : ne rien dire du tout

(Sifflement de l’arbitre, les joueurs entrent sur scène)

JOUEUR A : « AAAAAHH mon cher disciple ! Te voilà ! Parfait, nous allons pouvoir commencer l’expérience ! »

JOUEUR B [intègre immédiatement le rôle, se courbe légèrement et regarde timidement le joueur A] : …

JOUEUR A : (s’approche et pose sa main sur l’épaule du joueur B) : « Aujourd’hui est un grand jour, disciple ! Nous allons repousser les limites du savoir connu !!! »

JOUEUR B [attrape son maillot et le tord, resserre ses jambes, regarde le sol] : …

JOUEUR A : « BIEN ! Tu es prêt pour l’expérience ? »

JOUEUR B [continue de tordre son maillot et de regarder le sol, visiblement embêté] : ….

JOUEUR A : « Eh bien alors, disciple, qu’est-ce qui ne va pas ? »

JOUEUR B [relève la tête, regarde le joueur A dans les yeux, en gardant son expression penaude] : « Je n’en peux plus, maître »…

JOUEUR A : « Comment ça ? Mais on n’a même pas commencé ! »

JOUEUR B : « Maître, cela fait des jours que l’on fait des tests préparatoires, je suis épuisé… Vous n’avez pas fermé l’œil depuis des jours… J’ai peur que vous ne fassiez une erreur de manipulation !.. »

JOUEUR A : « Quoi ? Mais comment oses-tu envisager cela ! Tout va bien ! Et tu vois bien que nous touchons au but ! »

JOUEUR B : « Mais regardez, vos mains tremblent ! »

JOUEUR A (réprime un mouvement de ses mains, titube) : « Disciple, ne me lâche pas si près du but… Tout est en ordre ! »

JOUEUR B : « Maître, c’est normal, les tentacules qui vous sortent du dos ? Vous avez trop forcé sur les radiations ! »

JOUEUR A : « Quoi ? Mais que… Tout est normal voyons ! » [commence à tituber en direction du joueur B en ayant de plus en plus de tics nerveux et de sons inhumains qui lui échappent]

(etc)

Maître, nouvelle version

Dans cet exemple, comme pour les exemples précédents, nous partons avec un joueur A plein d’énergie, qui pose la relation dès la première réplique. Le joueur B, sentant qu’il aura du mal à en placer une au début (sauf avec un personnage énergique comme dans l’exemple 2), fait le choix inverse, à savoir ne rien dire du tout. Dans un premier temps, le joueur A débite ses répliques, mais se trouve rapidement obligé de marquer une pause et de demander au personnage B ce qui ne va pas. Cela permet de moduler l’énergie et le rythme de la scène, pour trouver sa place. Le fait de rester silencieux permet de mieux sentir la scène et de préparer des interventions plus audacieuses (« vous tremblez », « vous avez des tentacules »…). Dans ce scénario, j’ai supposé que le joueur A était dans l’écoute et rebondissait sur les propositions du joueur B, cette tactique peut être plus périlleuse quand on joue avec des comédien.ne.s plutôt « bourrins » qui ont tendance à débiter leur logorrhée sans être plus gênés que ça d’un.e partenaire silencieux.se. Mais même dans un scénario moins favorable, le joueur A aurait été obligé à un moment donné de réagir au silence initial de son partenaire. Cela marche quasiment toujours. Et la première prise de parole du joueur B, importante ou anodine, voit son impact sur la scène et le public d’autant plus renforcé que la phase initiale de silence aura été longue.

Cet exemple me permet de rappeler que ne rien dire ne constitue pas un « non ». On peut faire du « oui et » en ne disant rien, du moment que l’on respecte le personnage et le contexte posé précédemment dans l’impro.

J’en profite donc pour faire quelques mises au point concernant le concept de « oui et » (cf. article précédent sur ce sujet):

  • le « et » n’exprime pas un lien d’accumulation, mais un lien de conséquence : quand des improvisateurices débutantes font en atelier des exercices de « oui et », la consigne peut les inciter à ajouter des éléments ou des événements pour « surenchérir », « combler le vide » ou « rajouter » à la scène. Or, en impro, le vide n’existe pas. Ce qui compte, c’est un enchaînement fluide et cohérent des actions et des émotions. Pour être plus fidèle au concept, le véritable exercice serait d’enchaîner des « oui, et donc » (si tel ou tel personnage a dit ou fait cela, alors cela peut être dit ou fait) ;
  • dans le cadre du « oui et », c’est lea comédien.ne qui accepte, pas forcément le personnage : pratiquer le « oui et » veut juste dire que dès que quelque chose est fait ou dit sur scène, cela existe, et doit être pris en compte pour la suite par les autres comédien.ne.s. Le personnage peut tout à fait réagir négativement, exprimer un refus, ou rester stoïque. Plus qu’un principe d’acceptation, le « oui et » est un principe de non contradiction de ce qui a été fait sur scène précédemment, pour garantir la cohérence de la scène.

On peut donc même faire du « oui et » en faisant jouer à son personnage une franche opposition.

Dernier exemple justement :

Option 3 : le personnage rebelle

JOUEUR A : « AAAAAHH mon cher disciple ! Te voilà ! Parfait, nous allons pouvoir commencer l’expérience ! »

JOUEUR B : « Ça n’y comptez pas monsieur ».

JOUEUR A : « Haha qu’est-ce que tu racontes ? Allez, prépare les instruments »

JOUEUR B : « Je vous ai dit monsieur je m’y refuse »

JOUEUR A : « Pour qui tu te prends, Ignacio ? C’est ridicule ! Nous sommes sur le point de révolutionner la science ! »

JOUEUR B : « J’en ai discuté avec les gars du syndicat, vous n’avez pas le droit de me traiter comme vous le faites ».

JOUEUR A : « Le syndicat ? Mais quel syndicat ? »

JOUEUR B : « Le syndicat des disciples Monsieur. »

JOUEUR A : « Le syndicat peut aller se faire voir ! Le plasmatron va changer le monde à tout jamais ! »

JOUEUR B : « J’ai débranché le plasmatron Monsieur. »

JOUEUR A : « Mais quelle est cette traîtrise ? Vous sabotez quinze ans de recherches ! »

JOUEUR B : « Il suffit de rattraper quinze ans d’heures supp’ non payées ».

[etc]

Disciple, nouvelle version

Dans cet exemple, plusieurs improvisateurs pourraient voir dans l’attitude du joueur B une rudesse, une posture de « non » (en plus, à la fin, il négocie !!). Mais pour moi, on reste bien dans le « oui et » : même si le personnage dit « non », tant que l’improvisateur respecte le cadre précédemment posé par ses partenaires, il n’y a pas rudesse. Même la négociation devient ici pardonnable car elle reste dans la logique du personnage (posture d’un syndicaliste, jeu sur le statut). La seule limite que l’on peut voir dans la scène est qu’elle débute dans le conflit, ce qui la prive d’un potentiel « twist » ultérieur, et limite les capacités de changement émotionnel des personnages. S’ils se débrouillent bien, les improvisateurs pourront raconter l’histoire du personnage A (le maître) qui redescend de son petit nuage pour prendre conscience de la réalité sociale de son disciple et réévaluer sa relation avec lui. Sinon, le schéma du conflit restera le même jusqu’à la fin de la scène (ce qui n’empêchera pas forcément d’en faire une bonne scène, tout reste possible).


Conclusion

J’ai pris du temps avec cet article de développer ces quelques exemples « pratiques ». J‘en suis bien conscient, tous ces exemples restent des situations imaginées, avec un postulat de départ qui reste idéal, à savoir que les comédien.ne.s sont toustes bien intentionné.e.s et font preuve d’écoute. Du coup je ne suis pas en train de dire que les exemples présentés ici constituent la recette infaillible pour ne pas subir les leads en impro. Il arrive en effet que lea comédien.ne en face ou même la troupe toute entière fasse preuve de rudesse (la vraie, cette fois-ci) : n’écoute pas l’autre, occupe l’espace sonore et monopolise le plateau, ne respecte pas l’intégrité physique de l’autre, déroule un jeu hégémonique en faisant monter sur scène quatre improvisateurices d’un coup, etc… Dans ces cas-là, à vrai dire, il n’y a pas de « recette » individuelle miracle. Je ne peux que recommander quatre choses : serrer les dents pendant les scènes mixtes et soigner ses personnages, si nécessaire rompre le 4e mur voire faire du refus de jeu, profiter des impros comparées, signaler amicalement à la troupe, à la mi-temps ou à la sortie du spectacle, que son style de jeu ne vous convient pas et essayer de convenir d’un autre équilibre, et éventuellement ne plus jouer avec eux.

Cette configuration particulière mise de côté, on peut récapituler les principales leçons à tirer de tout cela en quelques lignes : quand, en match ou en spectacle, on se trouve face à un.e joueur.se qui précise très vite le cadre et la relation de la scène, on peut :

  • comprendre que c’est un cadeau que notre partenaire nous fait, et adopter immédiatement le cadre qui est posé ;
  • se concentrer sur le jeu : donner à son personnage une voix, un corps, une façon de s’exprimer, un point de vue vis-à-vis de l’autre, un positionnement de statut ;
  • faire confiance à la dynamique de la scène et laisser tout se dérouler « instinctivement ».

C’est beau, c’est magique, c’est l’impro.

Bisous.

Publié par Raymond Perec

Ouvreurse de littérature potentielle à SHITFORM.COM et à cestquoilagauche.wordpress.com.

3 commentaires sur « En début d’impro, la rudesse n’existe pas »

  1. Merci pour l’article fort intéressant.
    J’aimerai partager un truc qui a changé ma vie par rapport au Oui et.
    Après 15 ans d’Impro j’ai enfin croisé qqn qui a pu me le définir de façon claire, compréhensible et applicable.
    Pour faire régulièrement l’enquête dans les stages que je donne partout, le constat et le suivant, la plupart ont une intuition de ce dont il s’agit mais la définition précise de la tâche à effectuer reste complexe….
    Le constat et que quasiment personne ne sait le définir clairement.
    Il y a des précisions classiques qui sont utiles et les rappels que tu as donné fort pertinents.
    Cette idée de ne pas nier la réalité de mon partenaire et de capitaliser sur le dernier instant.

    Lindsay Hailey de Chicago nous l’a définit comme suit et ça a fait tilt.

    Le job consiste à dire OUI ET AUX INTENTIONS DE MON PARTENAIRE DANS LA SCÈNE.

    Cette précision a fait mouche et depuis je partage car je trouve que ça permet de comprendre comment l’appliquer concrètement et quel est le focus, à savoir me brancher sur les envies de jeu de mamon partenaire et essayer de luielle apporter ce dont iel a besoin.

    Ça permet à mon sens les écueils pédagogiques du type:
    – on peut pas dire non
    – énormément de refus sont la meilleure possibilité d’accepter certaines situations.
    Et également de comprendre que parfois l’intention des partenaires peut être d’entrer en conflit, de jouer un refus ou une opposition et que de leur dire non et la meilleure façon de leur dire oui.

    Voilà mes 2 centimes de contribution.

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